Leïla Shahshahani

journaliste indépendante

REPORTAGES 

 
PARINACOTA : LA GRANDE EXPE DES COLLEGIENS

Article paru dans Montagnes Magazine (n°254, janvier 2002)

33000 pieds. A bord du Boeing 747, 21 élèves du collège de Cluses ont du mal à y croire. Finalistes du concours « Bolivie 2001 » organisé par une équipe de professeurs, ils ont gagné le droit de gravir un volcan de 6 342 m, à la frontière entre le Chili et la Bolivie. Deux ans de préparation acharnée et un énorme investissement personnel pour mériter le Parinacota, à 14 ou 15 ans.

AOUT 2000. L'inspection académique de Haute-Savoie juge les objectifs du projet « Bolivie 2001 » « déraisonnables pour une établissement de l'enseignement public ». Le principal du collège de Cluses « démissionne » lui aussi (voir Montagnes Magazine N°236 et 240). Comment annoncer aux 50 élèves encore en lice que le projet qu'ils préparent depuis presque un an tomba à l'eau ? Refusant e baisser les bras, les quatre professeurs responsables du projet créent l'association « Trek école ». Ils assument seuls l'entière responsabilité de l'expédition.

3 JUILLET 2001, Lyon Saint-Exupéry. Une ou deux familles sont venues voir leurs rejetons passer la porte d'embarquement. Au-delà, la grande aventure qui commence. L'avion, c'est nouveau, quitter la France aussi. C'est le voyage de tous les baptêmes, quatre semaines enchaîner les « premières ». Le jour J du voyage, ce sera l'assaut final vers le cratère du Parinacota. D'ici là, la route est longue.

4 Juillet (J-14), Santiago du Chili, plein cœur de l'hiver. Nous avons passé l'équateur et l'étouffante chaleur de Cluses n'est qu'un lointain souvenir. On sort la polaire. Les yeux gonflés par vingt heures de vol, notre équipe prend place dans le bus avec le trop-plein que la soute débordante ne peut accueillir. Deux sacs par personne à raison de 21 élèves, quatre professeurs responsables, et 18 adultes pour l'encadrement. Ajoutez les bidons de lyophilisés, les centaines de comprimés de notre médecin, les réchauds et les tentes… « Bolivie 2001 », c'est toute une expé !

Autant se mettre à l'aise car nous partons au Pérou, au Machu Picchu exactement, quelques 2000 km au nord. Les jeunes s'engouffrent au fond du bus et on repère les « cancres » du dernier rang. Les adultes squattent l'avant. Un ravitaillement dans un Mc Do du quartier des affaires de Santiago assurera une douce transition vers l'inconnu. Payer son Big mac en pesos, c'est un premier pas.

De la côte chilienne, de vagues souvenirs de trop courtes nuits d'hôtel resteront. Deux jours de bus plus tard, les rangs du fond sont plongés dans une profonde torpeur, en écho au paysage désespérément aride qui défile de part et d'autre de la Panaméricaine. On s'endort sur l'épaule du copain qui étale ses jambes au milieu du couloir, emmêlées à celles du voisin… Deux ans de collège à préparer un tel voyage, ça crée des liens. Quelques insomniaques s'acharnent sur un tarot.

7 juillet (J-11) - Arica, à quelques pas de la frontière péruvienne, 4h38 du matin. Les murs de l'hôtel Lynch s'ébranlent et les lits valdinguent. Des petites silhouettes endormies dévalent en pyjama les escaliers jusqu'à la réception et puis plus rien. Aucun affolement dans les rangs, plutôt même une pointe d'excitation : ce sera une histoire de folie à raconter aux copains en rentrant, leur premier tremblement de terre. Les heures de sommeil tant espérées, ce sera pour une autre fois. Nous venons de subir la réplique du séisme du 23 juin, qui a dévasté le sud Pérou et tué 70 personnes. Au matin, nous changeons de cap : la route pour Cuzco, endommagée par la secousse, est coupée. La déviation grignotera de précieuses heures sur notre périple. Première vision de précarité, derrière les vitres du bus : plusieurs habitants sont debout devant leurs bicoques écroulées, qui n'avaient pas la solidité de notre hôtel.

L'EXPE PREND DU RETARD

Jusqu'ici tout est plat, à part quelques collines desséchées. Bientôt, notre route s'élèvera en lacets et nous flirterons enfin avec l'altitude. Le Parinacota trotte dans les esprits. Ce Parinacota qui, de l'avis de nos guides, se résume pour l'instant à « une partie de roulette russe ». Trop de fatigue accumulée et aucun effort physique, hormis les multiples chaînes humaines pour débarquer et embarquer les sacs à chaque hôtel. Pire, l'équipe des profs prévoit l'annulation du trek des Incas au Machu Picchu, c'est-à-dire d'une marche soutenue avec deux passages à plus de 4 000 mètres. Coupables: la longueur mal estimée du trajet en bus qui nous fait prendre du retard sur le programme et un nouveau tarif, largement prohibitif, pour arpenter le site. Notre médecin accueille la nouvelle d'un mauvais œil: l'acclimatation devient aléatoire. Certains suggèrent de "zapper" le Pérou pour gagner au plus vite l'Altiplano bolivien et s'y acclimater. Mais l'équipe responsable refuse d'abandonner le "rêve" inca du Machu Picchu, même réduit à une simple navette touristique.

8 juillet (J-10). Elle arrive sans crier gare, l'altitude. Vers minuit, un des ados se rue à l'avant du bus. Premier vomissement d'une longue série. Petit coup d'œil sur l'altimètre : 4 500 m ! Il y a quelques heures, nous roulions au niveau de la mer. Dans la demi-heure qui suit, la quasi-totalité du bus est prise de nausées et de migraines. Nos guides ne sont pas en grande forme et de nos deux chauffeurs chiliens, un seul est en état de conduire. Nous sommes contraints de rouler jusqu'à l'aube sur cette route cabossée : les quelques arrêts obligatoires n'arrangent rien car nous restons au-dessus de 4 000 m. Dans la nuit glaciale, la pleine lune révèle de larges taches claires au sol. La neige ! Nous voilà comblés. Beau prélude à notre ascension que cette expérience parfaitement « non physiologique », (dixit le médecin). Désormais, nous ne descendrons plus guère au-dessous de 3800 m.

13 juillet (J-5). Notre nuit dans le village perdu de Parinacota (Chili) marque le début des choses sérieuses. Fini les virées autonomes dans l'effervescente Cuzco, les web cafés et les interminables séances de marchandage pour un souvenir. A 4 300 m, dans une nuit qui s'annonce glaciale, les jeunes s'empressent de monter les tentes. Les répétitions ont eu lieu en France et, à part un ou deux cafouillages, le camp est vite établi. L'excitation grandit alors que chacun avale son premier lyophilisé. Cet après-midi, les inconditionnels du tarot ont levé les yeux et aperçu, par les vitres du bus, les sommets enneigés de la Cordillera Real. Demain matin, nous découvrirons notre sommet et le village de Sajama, dernière base avant la marche d'approche. Côté acclimatation physique, notre palmarès ne compte à ce jour qu'une heure de montée raide au sommet du Huayna Picchu, à seulement 2660 m d'altitude.

TROIS JOURS POUR UN SOMMET

14 juillet (J-4). Des têtes ébouriffées émergent des tentes. "On s'est gelé cette nuit, pas vous?". "Horrible, j'ai pas dormi de la nuit". "Et dire que c'est que le début"…. Au milieu de la nuit, on a relevé -7°C dans la tente. Plus que l'altitude, c'est le froid pénétrant qui inquiète les enfants. Le poste frontière offre un beau point de vue sur le Parinacota, cône parfait dont les grandes pentes sud enneigées reluisent au soleil. Ce volcan à l'allure débonnaire, que nous aborderons par sa face nord-est (côté bolivien), n'a rien d'effrayant. La vision, avec quelques vigognes (sorte de petits camélidés) en premier plan, est même rassurante.

Deux ans de préparation à Cluses, quatre semaines de voyage du Chili à la Bolivie en passant par le Pérou, pour… trois jours sur les pentes du Parinacota. La pression est énorme et cette ascension est un véritable condensé d'émotions pour chacun des jeunes. Certains partent plus défaitistes (ou modestes) que d'autres mais tous y croient. Même Joannie, pour qui les huit heures de marche d'approche tournent au calvaire à cause de son asthme, que la poussière volcanique aggrave.

Les premiers véritables symptômes du mal aigu des montagnes se réveillent dans la nuit du 15 juillet, au camp de base, à 4700 m. Les rafales de vent rabattent toute la nuit les parois de la tente contre nos duvets. L'ambiance est totale. Au matin, le bilan est satisfaisant : un ou eux petits déchirements de toile et pas de réelles victimes de l'altitude. Pour rejoindre le camp supérieur, il n'y a que 400 m de dénivelé à gravir. Des mètres cruciaux : nos guides observent la progression des enfants et s'inquiètent du rythme de quatre d'entre eux. Le soir, à 5100 m, le couperet tombe à l'heure du dernier briefing : Hélène, Joannie Elodie et Anne-Laure ne tenteront pas l'ascension ; 100 m de dénivelé par heure ne suffiront jamais à boucler un aller-retour au sommet et leur rythme pourrait compromettre l'ascension des autres. Un rêve s'effondre. « Deux ans d'entraînement pour rien… ». Hélène et Anne-Laure ne peuvent retenir leurs larmes mais savent que c'est la règle du jeu. Le groupe passe avant. L'agitation au camp reprend. Il n'y a pas d temps à perdre pour amarrer les tentes, s'alimenter, boucler les sacs et vérifier le réglage des crampons. Bientôt le soleil disparaîtra et il fera trop froid pour rester dehors. Ce sera l'extinction des feux. Le camp baigne dans un mélange d'excitation et d'appréhension comme à la veille d'un grand examen. Jean-Noël et Philippe, nos deux guides, sont optimistes, même si le dénivelé de demain (1200 m) reste important.

La sélection naturelle commence dans la nuit et notre médecin entame son long « marathon ». Patrick, un adulte, inaugure le caisson hyperbarres. A 3h30 du matin, lorsque sonne le clairon, c'est au tour d'Adrien de ne pas tenir debout. Pour eux, le voyage s'arrête là. Ils sont 17 adolescents sur la ligne de départ, parmi lesquels Hélène et Elodie, ultra-motivées, qui ont convaincu les responsables de les laisser partir. Une demi-heure plus tard, à 5200 m, elles abandonnent avec quatre autres élèves. « Encore un » s'écrie un professeur dans la nuit quand un enfant s'écroule. C'est l'hécatombe et le balais des lampes frontales s'interrompt chaque fois qu'un jeune craque. La température est glaciale et les premières onglées surgissent. Onze enfants sont encore debout.

L'espoir revient avec les premières lueurs du jour et la vision du Sajama, point culminant de la Bolivie, s'éclairant dans les premiers rayons du soleil. Provisoirement… car les pénitents, si bien nommés, finiront d'achever le reste des candidats au sommet. 500 m en quatre heures à chercher un emplacement pour ses crampons au milieu de cet océan de petits pics glacés. Les cordées s'espacent et à 5600 m, nous perdons à nouveau des enfants. Six atteindront la crête grâce à un moral de forcenés. Claire, Sarah et Virginie s'encouragent chaque fois que l'une menace de craquer. Elles veulent y arriver ensemble. Celles sur qui l'on n'aurait pas parié ont tenu là où les p'tits gars vaillants ont flanché. Mais la pause à 5800 m est trop longue. Claire récupère de ses crises d'asthme,les autres récupèrent tout court, attendant d'être rejoints par Adélie, Benoît et Alexis, la dernière cordée « survivante ». On ne voit pas le bout de la crête qui mène au cratère. L'heure tardive et l'état général des troupes décideront pour nous : on redescend. En dévalant les pierriers menant au camp de base, les enfants ont oublié la déception. Ils ont dépassé le mont Blanc de 1000 m !

PARI REUSSI

Malgré l'échec près du sommet, chacun des élèves a donné son maximum, et même plus. Ils ont impressionné les adultes par leur endurance morale. A l'arrivée, c'est tout le groupe qui est allé à 5800 m car la réussite des uns est la réussite de tous. Tout comme la galère des uns est la galère de tous : dans les derniers jours du voyage, les enfants sont tour à tour victimes d'angines, de diarrhées et… de mal du pays. Et toujours, les copains sont là pour porter leur sac ou les réconforter. On pense à la maison, aux bons petits plats. On fond d'un dortoir, on raconte les histoires du quartier chaud de Cluses, et c'est presque rassurant quand on est confronté aux réalités d'un des pays les plus pauvres au monde. La solidarité du groupe, travaillée depuis deux ans, a parfaitement fonctionné et fait de « Bolivie 2001 » un pari réussi. Quand le froid, la maladie et la fatigue sévissent, ceux qui se plaignent, ce sont… les adultes, qui en prendront pour leur grade.

Sur fond d'infinis déserts de sel, de cactus géants et de plongeons dans les geysers bouillonnants, bringuebalés dans un bus à 4800 m d'altitude, les 21 jeunes du collège de Cluses mettront du temps à redescendre sur terre. Ils sont gonflés à bloc pour leur entrée au lycée.

LES JEUNES ET L'ALTITUDE

Les jeunes supportent-ils moins bien l'altitude que les adultes? "Bolivie 2001" devrait permettre au Dr Dominique Jean de montrer que rien n'est moins sûr et qu'il s'agit peut-être simplement d'un "principe de précaution". Spécialiste de la médecine d'altitude, elle a publié des travaux sur la réaction des enfants à l'altitude et a suivi les recherches internationales menées dans ce domaine. Elle constate "qu'il est très rare de pouvoir réunir autant de jeunes à une aussi haute altitude", et c'est ce qui l'a décidée à mener son enquête, sur le terrain. A différentes étapes du voyage, les membres de l'expédition ont rempli un "score d'auto-évaluation du MAM" (mal aigu des montagnes), un questionnaire international standard qui donne des indications sur le comportement physiologique de chacun (mal de tête, signes digestifs, fatigue, vertiges, troubles du sommeil). Dominique Jean a personnellement contrôlé le bon équilibre et les capacités respiratoires de tous. Enfin, munie de son oxymètre (petit capteur que l'on place au bout des doigts), elle a noté notre saturation du sang en oxygène et la fréquence cardiaque. Il est un peu tôt pour tirer toutes les conclusions de ces relevés, établis à conditions égales sur les enfants et les adultes. Une analyse statistique détaillée est à paraître. En attendant, Dominique Jean remarque que ce qu'elle a pu constater sur place conforte la thèse selon laquelle les jeunes s'acclimatent aussi bien que les adultes.

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